dimanche 10 juin 2012

L'amour ne suffit pas : chapitre 1


Chapitre 1 — Île d’Andromède


            La mer.
            Il était de l’autre côté.
            La mer s’étendait vers le ciel orangé, fuyait vers ses bras. Il les devinait au loin, ils étaient toujours puissants et robustes, avec ses muscles qui jouaient sous la peau brune, une ancre d’habitude et de soulagement Oh oui, ils étaient certainement toujours ainsi. Et le soir, quand le soleil plongeait dans l’océan, le ciel avait la couleur de ses yeux, bleu sombre, vibrant de flammes. Au loin, par delà la mer, il était là, fort et solide, et Shun lui envoyait son cœur.
            Soupirant, le jeune garçon tourna le dos à regret aux flots et repartit vers les terres. Le froid commençait à descendre sur la roche nue, en buée légère sur les pierres encore chaudes du jour. C’était une heure agréable, où l’air doux se collait à sa peau rougie, apaisait les brûlures du soleil et où le givre ne glaçait pas encore sa sueur délicate.
            Un an déjà, un an. Il n’en revenait pas d’être toujours indemne. Les conditions de vie sur l’île étaient dures, mais il était quand même chanceux grâce à ses rencontres. Son maître était un homme bon, patient et généreux. Sa camarade, quoiqu’un peu austère, avait fini par s’adoucir quand elle avait compris qu’ils ne voulaient pas la même armure.
            Sa vie était ordonnée selon des règles strictes. Se lever avec le soleil, chercher de l’eau à l’unique puits près de leurs habitations, cuisiner, manger, s’entraîner, manger, s’entraîner, manger, détente le soir, dormir au coucher de soleil. L’entraînement n’était pas que physique, bizarrement. Shun ne s’y attendait pas du tout, et avait été surpris. Se concentrer, ressentir l’énergie autour de soi et en soi, la manier jusqu’à l’explosion.

  « C’est dur ! », avait protesté June, sa camarade d’entraînement.

            Il n’avait pas osé répondre qu’il trouvait cela enfantin et le faisait avant même d’arriver. Mais son maître lui montrait comment mieux dominer la chose, mieux la contrôler, et il lui en était infiniment reconnaissant. Pourtant il avait toujours peur. S’il se lâchait vraiment, il ne répondait pas de la sécurité et n’osait donc rien manifester. Daidalos, son maître, serrait les bras, l’air peiné.
  « Tu n’essaies même pas Shun… »
            Shun baissa les cils sur ses yeux hésitants, et lâcha ses épaules.
  « Bats-toi ! »
            Daidalos le saisit par le bras et le fit passer par-dessus son corps. Shun heurta le sol rocheux en grimaçant. Il se redressa et sourit. Daidalos n’éprouvait plus de surprise face au visage quasiment toujours souriant du jeune homme, mais il se demandait encore s’il pouvait réellement faire un guerrier de cette nature douce. Shun tendit les mains vers le poignet de Daidalos et tenta de tirer dessus, sans même réussir à le bouger d’un centimètre. Il posa avec hésitation son pied droit sur le ventre de son maître et retenta la manœuvre. Son pied glissa sur le terrain poussiéreux et il tomba.
  « Tu n’essaies pas Shun, dit d’une voix froide Daidalos. Certes tu essaies de reproduire le geste que je t’ai enseigné, mais tu le fais avec la délicatesse d’une jouvencelle rougissante et non avec le cœur concentré dans l’action. Ne pense plus le geste, ne le décortique plus. Imprègne toi en, et laisse-le sortir de toi !
  – J’essaierai Maître… », bredouilla Shun en s’inclinant.
            Daidalos grommela et appela June. La jeune fille s’avança et en un mouvement rapide passa son maître au-dessus de son épaule. Daidalos se releva en riant et la félicita. Il se rapprocha de Shun.
  « Tu vois Shun, ce n’est pas une question de force physique. La connaissance est là !, insista-t-il en tapotant le crâne du jeune homme. Mais tu ne la laisses pas sortir de toi !
  – J’ai… », commença Shun avant de se raviser.
            Daidalos fronça les sourcils.
  « Qu’as-tu Shun ?, demanda-t-il d’un ton doux.
            Les yeux de Shun eurent un éclat triste.
  « J’ai peur…, avoua-t-il.
  – Peur ?, s’étonna son maître.
  – Oui, peur de vous faire du mal… », avoua le jeune homme.
            Daidalos écarquilla les yeux de stupeur avant de se mettre à rire.
  « Tu ne me feras pas de mal Shun, ça je peux te le garantir.
  – J’ai déjà fait du mal sans le vouloir…, argua Shun.
  – A un Chevalier d’Argent ?
  – Non…
  – Alors tu vois ! », l’interrompit Daidalos.
            Il tapota sur l’épaule protégée du jeune homme, qui lui lança un sourire abattu.
  « Allez, va chercher du poisson et des algues !, ordonna-t-il. June !, ajouta-t-il, toi aussi ! »
            Les jeunes gens saluèrent Daidalos et partirent vers la mer.


            Ses épaules restaient immobiles alors qu’elle avançait en pas rapides. A ses côtés, Shun tenta de rompre le silence de sa camarade. Elle l’intimidait un peu et il ne parvenait pas bien à la comprendre, son masque de métal le coupant des émotions de son visage.
  « Et combien de temps devrons-nous encore rester là à ton avis ?, demanda-t-il.
  – Jusqu’à ce que nous soyons assez forts pour mériter l’armure, dit-elle d’une voix monocorde.
  – Et combien de temps…
  – Tu t’occupes des algues, je pêcherai, le coupa-t-elle. Tu n’aimes pas ça. »
            Shun opina de la tête, comprenant qu’elle ne voulait pas parler. Il la regarda dégager ses longs cheveux blonds derrière son épaule, et retirer la canne à pêche de derrière un rocher. Elle escalada en petits sauts les rochers de la plage et s’installa sur un rocher plus haut qui donnait sur une partie plus profonde de l’océan.
            En un soupir, Shun saisit le panier de paille souple et s’avança dans la mer. Quelques fils avaient été tendus dans l’eau et ensemencés d’algues comestibles. Il les ramassait entre ses doigts mouillés et les posait dans son panier qui flottait à son côté. Il aimait bien ça. Les algues, quoique différentes, lui rappelaient un peu la cuisine japonaise, et aller dans l’eau rafraîchissait quelques minutes son corps échauffé.
            L’air marin s’infiltrait dans ses poumons et le courant fouettait ses cuisses. Son corps s’était progressivement durci sans qu’il ne le réalise. Le sel léchait ses écorchures, rentrait sous sa peau douce, et la mer forgeait sa chair plus sûrement que tout entraînement.

            Il ne s’en rendait compte que distraitement le soir, quand ils s’asseyaient autour du feu, Daidalos et lui. June restait manger dans sa case, masque oblige, et Shun restait à bavarder avec son maître. Ce dernier était facilement jovial les soirs, et lui parlait un peu de l’île et des environs.
  « C’est une toute petite île, mais ça tu l’as déjà vu ! Le bateau qui nous ravitaille vient d’une île plus grande, à quelques miles seulement d’ici… Je vous y enverrai parfois pour certaines commandes spéciales. Les gens là-bas sont conviviaux, tu t’entendras facilement avec eux.
  – Vous croyez ? »
            Shun serra le plaid de laine autour de lui. Le soleil était bas sur le sol et il commençait à geler. Il n’était pas encore habitué au désert, et le contraste du froid piquait sa peau rougie en crevasses de sueur, rayant l’épiderme fragile.
            Daidalos eut un rire franc.
  « N’aie pas honte de tes qualités ! Ta gentillesse ne peut que leur plaire. »
            Shun lui sourit en réponse.

            La nuit, il se faufilait entre ses draps et regardait la photographie posée sur la table de chevet. Son frère y était enfant, et le serrait dans ses bras. La photographie était déjà vieille mais elle rassurait Shun. Il fixait chaque ligne du visage pour n’oublier aucun trait, chaque contour. Une main serrée sur le pendentif autour de son cou, il murmurait. Oui, je te le promets, je reviendrai… Il lui fallait donc l’armure. Il lui fallait ne pas hésiter, faire ce qu’on attendait de lui pour ça. Mais il ne voulait pas faire de mal, il ne voulait pas…

            Le matin, il glissait le sable le long de sa peau, frottant la dureté de son entraînement, étirant toute aspérité. Ses doigts s’allongeaient sur son corps adouci, étalant le sable minutieusement. Il effaçait ses rêves agités, sa peur, ses pensées désordonnées. Puis il plongeait dans l’océan, riant doucement sous la tiédeur de l’aube. En sortant, il saisissait le seau d’eau douce et se rinçait. Le soleil filtrait sur ses cheveux blondissant sous le climat, tentant de brûler la peau rose. Il enfilait sa tenue d’entraînement sur sa peau sèche et soupirait. En pas précipités, il courait alors retrouver son maître pour une nouvelle journée d’entraînement.


            Les jours glissaient sur la roche noire effritée par le temps. Shun commençait à en perdre le compte. Les parois avaient été rongées en formes étranges qui se transformaient en terrain d’entraînement selon l’humeur du moment de Daidalos. Dans une volute lisse ou entre des pics pointus, sous l’ombre du volcan ou les pieds dans le sable de la plage, les gestes différaient, mais le but était le même : qu’il ose, qu’il ose.
            En un cri silencieux, Shun se répétait un nom, en litanie secrète, pour ne pas l’oublier, pour l’ancrer en lui, pour tenter enfin.
            Ikki.


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